vendredi 6 décembre 2013

Les théories de la valeur (deuxième partie)



Les théories de la valeur (deuxième partie)




1.     3- La théorie de la valeur-utilité

Mais avant cela, il faut présenter succinctement la tradition opposée, celle de la théorie de la valeur-utlité. Celle-ci s'affirme dès le XVIIIe siècle (Condillac), et s'épanouit à l'époque de Ricardo, avec en particulier la figure de Jean-Baptiste Say. Au passage, on voit à quel point le courant dit « classique » est peu homogène, puisque sur une question aussi fondamentale que celle de la théorie de la valeur, Say défend des positions aux antipodes de Ricardo.
La théorie de la valeur-utilité, étant beaucoup plus proche de ce que suggère l'intuition, ne demande pas de très longs développements pour être saisie dans ses grandes lignes. J.-B. Say, par exemple, nie que le travail soit l'unique source de la valeur. Pour lui, la réalité est en accord avec les apparences : si pour produire une marchandise, les trois facteurs de production que sont la terre, le capital et le travail sont nécessaires, cela veut dire qu'ils sont tous les trois, au même titre, créateurs de valeur. Say récuse par exemple l'idée selon laquelle le capital doit être considéré comme du travail passé (du moins, selon ses vues, cela ne l'empêche nullement de créer de la valeur). La production est ainsi vue comme l'opération consistant à augmenter l'utilité d'un bien, et donc sa valeur.
C'est donc cette utilité, (conjointement à la rareté), qui détermine la valeur des biens : pour une quantité donnée de biens, ceux auxquels les consommateurs attribuent une faible utilité auront peu de valeur, ceux auxquels ils attribuent une grande utilité auront une valeur élevée.
Le paradoxe de l'eau et du diamant
A. Smith avait déjà pointé du doigt un paradoxe : en effet, comment expliquer qu'un bien comme l'eau, si utile qu'elle est indispensable à la vie, ait une valeur si faible, alors qu'un objet de luxe, comme le diamant, vaille si cher ? La théorie de Say faisant dépendre la valeur de l'utilité semblait là se heurter à une objection fatale.
En fait, le paradoxe sera levé avec le courant néo-classique qui, tout en repartant des thèses de Say, les formalisera et leur donnera une expression plus raffinée et plus rigoureuse. Les néoclassiques avancent que l'utilité qui intervient dans la formation de la valeur n'est pas l'utilité totale (ou moyenne) du bien, mais son utilité marginale, c'est-à-dire l'utilité que le consommateur attribue à une unité supplémentaire du bien. Or, pour la quasi-totalité des biens, si ce n'est pour tous, cette utilité marginale est décroissante : la première baguette de pain est d'une très grande utilité, la seconde un peu moins, la troisième encore moins, etc. Ainsi, le paradoxe de l'eau et du diamant se trouve-t-il levé : si le diamant est beaucoup plus cher que l'eau, c'est parce que sur le marché, ne se confrontent pas leur utilité globale, mais uniquement l'utilité procurée par une unité supplémentaire de diamant et par une unité supplémentaire d'eau. Et là, il devient tout à fait possible que le premier diamant soit plus utile que le cinquantième litre d'eau.
Ainsi, face à la théorie dite objective de la valeur-travail, la théorie de la valeur-utilité défend elle une conception subjective. Dans la première, l'utilité est une simple condition de la valeur (un objet doit être utile pour être produit et pour avoir une valeur). Mais la grandeur de cette valeur est fixée par un facteur objectif, totalement indépendant de la conscience humaine, en l'occurrence, la quantité de travail nécessaire pour la production. Dans la seconde, le facteur subjectif, la conscience humaine, ses désirs, ses envies, interviennent pour fixer la valeur des biens (au besoin, en conjugaison avec le facteur objectif de la rareté).
Il faut également remarquer que la théorie de la valeur-utilité rend caduque la distinction établie par Ricardo entre biens reproductibles et biens non reproductibles. Cette distinction était indispensable dans le cadre d'une théorie de la valeur-travail, dans la mesure où les biens non reproductibles ne peuvent, par définition, être reproduits par le travail humain. Ils étaient donc explicitement exclus du champ d'application de la valeur-travail. Or, la valeur-utilité n'a pas besoin de s'embarrasser d'une telle distinction : pour elle, tout bien, du moment qu'il a une utilité et qu'il subit une contrainte de rareté, possède par là-même une valeur, autrement dit un prix.
Comme on s'en doute, la reformulation de la théorie de la valeur-utilité par les néoclassiques ne fut pas suffisante pour convaincre les partisans de la valeur-travail, qui continuèrent à lui opposer un certain nombre d'objections. Il m'est impossible de rendre compte ici de cette longue polémique ; je me contenterai de dire que la la théorie « subjective », ou « marginaliste », de la valeur a emporté depuis longtemps l'adhésion de l'immense majorité des économistes. Toutefois, comme on va le voir dans un instant, il n'est pas interdit de penser que ce triomphe de la théorie subjective de la valeur n'est pas entièrement dû à sa supériorité intellectuelle, et que derrière une polémique apparemment purement scientifique, pointent des enjeux beaucoup plus prosaïques.


2.      4-Les enjeux de la théorie de la valeur

Moins que toute autre, l'économie est une science sociale neutre. Et si en économie, aucun raisonnement n'est innocent, c'est encore plus vrai pour la théorie de la valeur. Pour s'en rendre compte, il suffit d'examiner les implications des deux choix théoriques dont on vient de parler.
Say et les néoclassiques : théorie de la répartition
Si l'on suit Say et les néoclassiques qui lui ont succédé, la terre, le capital et le travail, qui contribuent tous trois à la production, sont donc tous trois créateurs de valeur. On démontre alors que les revenus qu'ils engendrent (respectivement : la rente, le profit et le salaire) possèdent un niveau d'équilibre : celui où ils correspondent parfaitement à la valeur qu'ils ont chacun créée (les néoclassiques parlent à ce propos de productivité marginale des facteurs). On peut montrer de surcroît que livré à lui-même, et dans des conditions satisfaisantes de fonctionnement, le marché tend à faire que les rémunérations des facteurs s'ajustent à ces productivités marginales, donc à ces valeurs d'équilibre.
Pour dire les choses autrement : à la suite de Say, la théorie néoclassiques établit que dans la société capitaliste, sous l'action du marché libre, les différents types de revenus (les néoclassiques haïssent le mot comme l'idée de classes sociales) correspondent très eaxctement à la richesse créée par chacun des facteurs de production.
  • La rente que perçoivent les propriétaires fonciers est l'exacte contrepartie de la richesse créée par leur terre.
  • Le profit des capitalistes correspond également à la valeur créée par leur capital.
  • Quant au salaire, il rémunère de même les travailleurs à la hauteur de la valeur créée par leur travail.
Bien entendu, les néoclassiques concèdent volontiers que dans la réalité, il peut exister des perturbations qui éloignent provisoirement la rémunération effective de tel ou tel facteur de production de ces ces points d'équilibre. Mais :
  • ces perturbations sont dues à des phénomènes qui entravent le fonctionnement normal et concurrentiel du marché, qu'il s'agisse d'ententes entre les entreprises, de l'existence des syndicats ouvriers ou de l'intervention de l'État.
  • ces perturbations ne font pas qu'éloigner les rémunérations des facteurs de production de leur valeur d'équilibre : elles éloignent l'ensemble de l'économie de ses performances optimales. Car celles-ci ne sont atteintes que lorsque les prix (dont les revenus, qui sont les prix des facteurs de production) correspondent à leurs valeurs d'équilibre.
La situation de référence, celle qui entraîne le meilleur usage des facteurs de production disponible et la plus grande utilité pour l'ensemble des consommateurs, est donc assurée par le libre jeu du marché. Et dans cette situation, tous les revenus correspondent aux contributions effectives des différents facteurs de production. Selon ce cadre théorique, la société capitaliste se présente donc  comme une économie juste par essence, dans laquelle chacun reçoit ce qu'il a apporté. Pour emplyer le vocabulaire de Marx, l'exploitation, c'est-à-dire le fait que certains membres de la société perçoivent une richesse créée par d'autres, ne peut être qu'un accident, une déviation par rapport à la norme. L'économie de marché apparaît ainsi à la fois donc comme la meilleure et la plus juste organisation sociale possible.
Même si l'on peut déplorer, par exemple, que les salaires soient parfois très bas et les profits très levés, on ne peut en imputer la faute à personne : cela signifie simplement que la productivité marginale des ouvriers est très faible et que celle du capital est très élevée. Et si un un gouvernement s'avisait, par exemple de prendre aux uns pour redistribuer aux autres, ou si les ouvriers se coalisaient pour faire grève, tout cela ne ferait que fausser le mécanisme du marché, éloigner les revenus de leurs valeurs d'équilibre, et au bout du compte pénaliser l'ensemble de l'économie, y compris les salariés mal payés eux-mêmes. Répétons-le, la théorie de la valeur utilité mène infailliblement à la conclusion que le capitalisme est une société économiquement performante et socialement équitable, où l'action du marché fait que chacun (propriétaire, capitaliste ou salarié) perçoit un revenu proportionnel à sa contribution à la richesse globale.
Valeur-travail et théorie de la répartition (Ricardo)
Tournons-nous à présent du côté des partisans de la théorie de la valeur-travail. On aboutit là à une image totalement différente de l'ordre social.
La première des conclusions qui se dégage de cette théorie est en effet que si seul le travail est créateur de valeur, tous les autres revenus autres que le salaire doivent être considérés comme des prélèvements, des ponctions pures et simples, sur cette valeur créée par le travail. Sous la plume de K. Marx, cette situation s'appelle l'exploitation. Mais si A. Smith ou D. Ricardo n'emploient pas ce terme, ils décrivent une réalité fondamentalement similaire. Ce point n'était certes pas celui qui les préoccupait le plus, et à la différence de Marx, ils ne l'ont pas mis en pleine lumière. Mais leur théorie, quoiqu'en clair-obscur, laisse entrevoir que les revenus des propriétaires fonciers et des capitalistes proviennent intégralement du travail non payé aux salariés.
L'idée que les classes sociales étaient en lutte pour le partage de la richesse, que leurs relations étaient loin d'être harmonieuses, et que leurs inérêts étaient au moins en bonne partie opposés, apparaît très nettement chez Ricardo. Si celui-ci ne parle pas d'exploitation des salariés, et s'il ne la conçoit pas clairement, il établit en revanche avec une grande netteté que la relation entre salaires et profits est une relation antagonique : ce que les uns gagnent, les autres le perdent. Ricardo voit cet antagonisme en quelque sorte comme un état de choses nécessaire, et le rôle dirigeant des capitalistes comme quelque chose qui, d'une certaine manière, bénéficie à tous : les industriels sont des entrepreneurs qui gèrent leurs entreprises, développent la production, et qui contribuent donc à accroître la richesse globale, même s'ils ne la produisent pas directement eux-mêmes.
Mais Ricardo est avant tout, en tant que théoricien de l'économie, un militant des intérêts des industriels face aux propriétaires fonciers. Ricardo n'a rien d'un socialiste. Il conçoit le capitalisme comme l'aboutissement ultime de l'histoire économique humaine : il ne lui viendrait pas à l'idée d'imaginer qu'il puisse, ou doive, être remplacé par une autre organisation. Son problème est donc de favoriser le développement de ce système qui apporte la croissance économique, et de lever les obstacles qui pèsent sur son essor. Or, au premier rang de ces obstacles se trouvent les prélèvements effectués par les propriétaires fonciers, la rente qu'ils ponctionnent étant autant de fonds retirés aux profits des capitalistes. Or, étant donné la nature de leur propriété, les propriétaires fonciers peuvent dépenser intégralement leurs revenus sans se soucier du reste et sans créer ainsi la moindre croissance, alors que les capitalistes, eux, se doivent d'investir, d'augmenter et d'améliorer l'appareil productif, et par contrecoup la richesse de toute la société. Ricardo va donc militer activement non pour abolir le capitalisme, mais pour libérer celui-ci des entraves que la propriété foncière fait peser sur son développement. Il sera en particulier un chaud partisan de l'abolition des lois protectionnistes sur les blés, les Corn Laws, qui permettaient aux propriétaires fonciers de préserver un niveau élevé de rente, au détriment des profits. Sa théorie de la valeur lui sert ainsi à mettre en relief le parasitisme des propriétaires fonciers, leur situation de purs spoliateurs, qui vivent au crochet de la société sans rien lui apporter.
Valeur-travail, exploitation et renversement du capitalisme (Marx)
C'est bien sûr avec Marx que la théorie de l'exploitation sera le plus explicitement développée en tant que prolongement direct de la théorie de la valeur-travail. À la différence de Ricardo, Marx est convaincu que le système capitaliste n'est qu'une étape dans le développement de l'humanité et qu'à terme, il devra être remplacé par un autre type d'économie. En philosophe matérialiste, Marx affirme que les acteurs de cette transformation (qui prendra la forme d'une révolution politique et sociale internationale) seront ceux qui y ont objectivement intérêt, c'est-à-dire les travailleurs salariés. C'est sur eux que repose l'enrichissement des classes possédantes de la société capitaliste (propriétaires fonciers et propriétaires du capital) ; c'est par l'extorsion continuelle de travail gratuit (dissimulée par les mécanismes trompeurs du marché « libre ») qu'ils accroissent leur fortune et leur puissance sociale.
Marx n'a donc de cesse de dénoncer la fraude qui présente la société capitaliste, fut-elle politiquement démocratique, comme une société équitable où chacun serait rémunéré à la juste mesure de son apport à la richesse collective : le fonctionnement du marché libre permet en réalité à ceux qui n'apportent rien (propriétaires fonciers et capitalistes) de prélever la richesse produite par ceux qui apportent tout (les salariés), ne leur laissant que de quoi reproduire leur force de travail. Même si en apparence, les salariés sont payés en proportion du travail qu'ils effectuent, les mécanismes cachés de l'économie, en particulier les fait qu'ils aient été historiquement dépossédés de leurs moyens de production, assurent qu'ils fournissent en permanence du travail gratuit pour leurs employeurs. Si dans la société capitaliste, l'exploitation se présente sous un jour beaucoup moins ouvert que dans la société esclavagiste ou féodale, elle n'en est pas moins réelle et féroce. Le capitalisme n'est donc pas la fin de l'Histoire : tout comme les sociétés précédentes, il est traversé par la lutte des classes, et celle-ci, de même qu'elle a permis sa naissance dans le passé, le mettra à mort dans l'avenir.
Il faut souligner que pour Marx, l'exploitation capitaliste n'est pas, à proprement parler, un vol (contrairement au sens que le langage courant attribue le plus souvent à ce terme). Les employeurs qui exploitent les travailleurs les payent à leur juste valeur, celle que possède la force de travail dans le cadre du marché capitaliste. La captation de travail gratuit est un phénomène général, continu, qui est une loi de fonctionnement du système lui-même, et non la conséquence de la rapacité ou du manque de scrupules de tel ou tel employeur ; l'exploitation ne peut prendre fin qu'avec la disparition de ce système qui permet à certains de posséder l'ensemble des moyens de production et aux autres de n'avoir que leur travail pour vivre. Aucune augmentation de salaire, aussi substantielle soit-elle, ne mettra fin à cette exploitation — même si les augmentations de salaires sont toujours bonnes à prendre pour ceux qui en bénéficient. Seule l'abolition de la propriété privée des usines et des banques et l'instauration d'une économie planifiée organisée selon les besoins de la collectivité pourra mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme.



Conclusion

On voit donc à quel point les positions sur la théorie de la valeur conduisent à des visions diamétralement opposées de la société, et on comprend que la théorie de la valeur n'ait jamais été un débat purement intellectuel et désincarné, mais qu'elle a toujours représenté un enjeu politique et idéologique majeur (que celui-ci ait été ouvertement exprimé ou qu'au contraire, il se soit dissimulé derrière les apparences de la neutralité scientifique).
Ce n'est pas un hasard si le grand essor de la théorie néoclassique date des années 1870, juste après les publications de Marx et l'émergence d'un puissant mouvement ouvrier révolutionnaire (fondation de l'Association Internationale des Travailleurs en 1864, Commune de Paris en 1871). Avec ces événements, la période où un Ricardo, représentant en économie de la bourgeoisie ascendante, pouvait se permettre de théoriser la lutte des classes pour le compte de celle-ci, est définitivement révolue. Plus que jamais, l'économie devient politique, et les positions se tranchent. D'un côté, les partisans du système capitaliste qui rejetant la valeur travail, nient ainsi l'exploitation et proclament que le système sert au mieux les intérêts de tous. De l'autre, ses adversaires socialistes (à l'époque, le terme de socialiste est presque toujours synonyme de révolutionnaire) qui dénoncent le caractère exploiteur et transitoire du système capitaliste, et proclament leur volonté de préparer son renversement. Entre les positions théoriques sur la question de la valeur, comme entre les positions politiques vis-à-vis de la société capitaliste, il n'y a guère de place pour un juste milieu hypothétique. Notons d'ailleurs que ce juste milieu, à supposer qu'il puisse exister sur le plan politique, n'a aucun sens en matière de théorie économique : il n'y a pas de théorie intermédiaire entre celle de la valeur-travail et celle des néoclassiques, entre l'affirmation de l'existence de l'exploitation ou sa négation. De ce point de vue au moins, le vieux débat deux fois séculaire sur la loi de la valeur n'a pas pris une ride.

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