Les théories de la valeur (deuxième partie)
1. 3-
La théorie de la valeur-utilité
Mais avant
cela, il faut présenter succinctement la tradition opposée, celle de la théorie
de la valeur-utlité. Celle-ci s'affirme dès le XVIIIe siècle (Condillac), et
s'épanouit à l'époque de Ricardo, avec en particulier la figure de
Jean-Baptiste Say. Au passage, on voit à quel point le courant dit « classique
» est peu homogène, puisque sur une question aussi fondamentale que celle de la
théorie de la valeur, Say défend des positions aux antipodes de Ricardo.
La théorie
de la valeur-utilité, étant beaucoup plus proche de ce que suggère l'intuition,
ne demande pas de très longs développements pour être saisie dans ses grandes
lignes. J.-B. Say, par exemple, nie que le travail soit l'unique source de la
valeur. Pour lui, la réalité est en accord avec les apparences : si pour produire
une marchandise, les trois facteurs de production que sont la terre, le capital
et le travail sont nécessaires, cela veut dire qu'ils sont tous les trois, au
même titre, créateurs de valeur. Say récuse par exemple l'idée selon laquelle
le capital doit être considéré comme du travail passé (du moins, selon ses
vues, cela ne l'empêche nullement de créer de la valeur). La production est
ainsi vue comme l'opération consistant à augmenter l'utilité d'un bien, et donc
sa valeur.
C'est donc
cette utilité, (conjointement à la rareté), qui détermine la valeur des biens :
pour une quantité donnée de biens, ceux auxquels les consommateurs attribuent
une faible utilité auront peu de valeur, ceux auxquels ils attribuent une
grande utilité auront une valeur élevée.
Le paradoxe
de l'eau et du diamant
A. Smith
avait déjà pointé du doigt un paradoxe : en effet, comment expliquer qu'un bien
comme l'eau, si utile qu'elle est indispensable à la vie, ait une valeur si
faible, alors qu'un objet de luxe, comme le diamant, vaille si cher ? La
théorie de Say faisant dépendre la valeur de l'utilité semblait là se heurter à
une objection fatale.
En fait, le
paradoxe sera levé avec le courant néo-classique qui, tout en repartant des
thèses de Say, les formalisera et leur donnera une expression plus raffinée et
plus rigoureuse. Les néoclassiques avancent que l'utilité qui intervient dans
la formation de la valeur n'est pas l'utilité totale (ou moyenne) du bien, mais
son utilité marginale, c'est-à-dire l'utilité que le consommateur attribue à
une unité supplémentaire du bien. Or, pour la quasi-totalité des biens,
si ce n'est pour tous, cette utilité marginale est décroissante : la
première baguette de pain est d'une très grande utilité, la seconde un peu
moins, la troisième encore moins, etc. Ainsi, le paradoxe de l'eau et du
diamant se trouve-t-il levé : si le diamant est beaucoup plus cher que l'eau,
c'est parce que sur le marché, ne se confrontent pas leur utilité globale, mais
uniquement l'utilité procurée par une unité supplémentaire de diamant et par
une unité supplémentaire d'eau. Et là, il devient tout à fait possible que le
premier diamant soit plus utile que le cinquantième litre d'eau.
Ainsi, face
à la théorie dite objective de la valeur-travail, la théorie de la
valeur-utilité défend elle une conception subjective. Dans la première,
l'utilité est une simple condition de la valeur (un objet doit être
utile pour être produit et pour avoir une valeur). Mais la grandeur de cette
valeur est fixée par un facteur objectif, totalement indépendant de la
conscience humaine, en l'occurrence, la quantité de travail nécessaire pour la
production. Dans la seconde, le facteur subjectif, la conscience humaine, ses
désirs, ses envies, interviennent pour fixer la valeur des biens (au besoin, en
conjugaison avec le facteur objectif de la rareté).
Il faut
également remarquer que la théorie de la valeur-utilité rend caduque la
distinction établie par Ricardo entre biens reproductibles et biens non
reproductibles. Cette distinction était indispensable dans le cadre d'une
théorie de la valeur-travail, dans la mesure où les biens non reproductibles ne
peuvent, par définition, être reproduits par le travail humain. Ils étaient
donc explicitement exclus du champ d'application de la valeur-travail. Or, la valeur-utilité
n'a pas besoin de s'embarrasser d'une telle distinction : pour elle, tout bien,
du moment qu'il a une utilité et qu'il subit une contrainte de rareté, possède
par là-même une valeur, autrement dit un prix.
Comme on
s'en doute, la reformulation de la théorie de la valeur-utilité par les
néoclassiques ne fut pas suffisante pour convaincre les partisans de la
valeur-travail, qui continuèrent à lui opposer un certain nombre d'objections.
Il m'est impossible de rendre compte ici de cette longue polémique ; je me
contenterai de dire que la la théorie « subjective », ou
« marginaliste », de la valeur a emporté depuis longtemps l'adhésion de
l'immense majorité des économistes. Toutefois, comme on va le voir dans un
instant, il n'est pas interdit de penser que ce triomphe de la théorie
subjective de la valeur n'est pas entièrement dû à sa supériorité
intellectuelle, et que derrière une polémique apparemment purement
scientifique, pointent des enjeux beaucoup plus prosaïques.
2.
4-Les enjeux de la théorie de la
valeur
Moins que
toute autre, l'économie est une science sociale neutre. Et si en économie,
aucun raisonnement n'est innocent, c'est encore plus vrai pour la théorie de la
valeur. Pour s'en rendre compte, il suffit d'examiner les implications des deux
choix théoriques dont on vient de parler.
Say et les
néoclassiques : théorie de la répartition
Si l'on suit
Say et les néoclassiques qui lui ont succédé, la terre, le capital et le
travail, qui contribuent tous trois à la production, sont donc tous trois créateurs
de valeur. On démontre alors que les revenus qu'ils engendrent (respectivement
: la rente, le profit et le salaire) possèdent un niveau d'équilibre : celui où
ils correspondent parfaitement à la valeur qu'ils ont chacun créée (les
néoclassiques parlent à ce propos de productivité marginale des facteurs). On
peut montrer de surcroît que livré à lui-même, et dans des conditions
satisfaisantes de fonctionnement, le marché tend à faire que les rémunérations
des facteurs s'ajustent à ces productivités marginales, donc à ces valeurs
d'équilibre.
Pour dire
les choses autrement : à la suite de Say, la théorie néoclassiques établit que
dans la société capitaliste, sous l'action du marché libre, les différents
types de revenus (les néoclassiques haïssent le mot comme l'idée de classes
sociales) correspondent très eaxctement à la richesse créée par chacun des
facteurs de production.
- La rente que perçoivent les propriétaires fonciers est l'exacte contrepartie de la richesse créée par leur terre.
- Le profit des capitalistes correspond également à la valeur créée par leur capital.
- Quant au salaire, il rémunère de même les travailleurs à la hauteur de la valeur créée par leur travail.
Bien
entendu, les néoclassiques concèdent volontiers que dans la réalité, il peut
exister des perturbations qui éloignent provisoirement la rémunération
effective de tel ou tel facteur de production de ces ces points d'équilibre.
Mais :
- ces perturbations sont dues à des phénomènes qui entravent le fonctionnement normal et concurrentiel du marché, qu'il s'agisse d'ententes entre les entreprises, de l'existence des syndicats ouvriers ou de l'intervention de l'État.
- ces perturbations ne font pas qu'éloigner les rémunérations des facteurs de production de leur valeur d'équilibre : elles éloignent l'ensemble de l'économie de ses performances optimales. Car celles-ci ne sont atteintes que lorsque les prix (dont les revenus, qui sont les prix des facteurs de production) correspondent à leurs valeurs d'équilibre.
La situation
de référence, celle qui entraîne le meilleur usage des facteurs de production
disponible et la plus grande utilité pour l'ensemble des consommateurs, est
donc assurée par le libre jeu du marché. Et dans cette situation, tous les
revenus correspondent aux contributions effectives des différents facteurs de
production. Selon ce cadre théorique, la société capitaliste se présente
donc comme une économie juste par essence, dans laquelle chacun reçoit ce
qu'il a apporté. Pour emplyer le vocabulaire de Marx, l'exploitation, c'est-à-dire
le fait que certains membres de la société perçoivent une richesse créée par
d'autres, ne peut être qu'un accident, une déviation par rapport à la norme.
L'économie de marché apparaît ainsi à la fois donc comme la meilleure et la
plus juste organisation sociale possible.
Même si l'on
peut déplorer, par exemple, que les salaires soient parfois très bas et les
profits très levés, on ne peut en imputer la faute à personne : cela signifie
simplement que la productivité marginale des ouvriers est très faible et que
celle du capital est très élevée. Et si un un gouvernement s'avisait, par
exemple de prendre aux uns pour redistribuer aux autres, ou si les ouvriers se
coalisaient pour faire grève, tout cela ne ferait que fausser le mécanisme du
marché, éloigner les revenus de leurs valeurs d'équilibre, et au bout du compte
pénaliser l'ensemble de l'économie, y compris les salariés mal payés eux-mêmes.
Répétons-le, la théorie de la valeur utilité mène infailliblement à la
conclusion que le capitalisme est une société économiquement performante et
socialement équitable, où l'action du marché fait que chacun (propriétaire,
capitaliste ou salarié) perçoit un revenu proportionnel à sa contribution à la
richesse globale.
Valeur-travail
et théorie de la répartition (Ricardo)
Tournons-nous
à présent du côté des partisans de la théorie de la valeur-travail. On aboutit
là à une image totalement différente de l'ordre social.
La première
des conclusions qui se dégage de cette théorie est en effet que si seul le
travail est créateur de valeur, tous les autres revenus autres que le salaire
doivent être considérés comme des prélèvements, des ponctions pures et simples,
sur cette valeur créée par le travail. Sous la plume de K. Marx, cette
situation s'appelle l'exploitation. Mais si A. Smith ou D. Ricardo
n'emploient pas ce terme, ils décrivent une réalité fondamentalement similaire.
Ce point n'était certes pas celui qui les préoccupait le plus, et à la
différence de Marx, ils ne l'ont pas mis en pleine lumière. Mais leur théorie,
quoiqu'en clair-obscur, laisse entrevoir que les revenus des propriétaires
fonciers et des capitalistes proviennent intégralement du travail non payé aux
salariés.
L'idée que
les classes sociales étaient en lutte pour le partage de la richesse,
que leurs relations étaient loin d'être harmonieuses, et que leurs inérêts
étaient au moins en bonne partie opposés, apparaît très nettement chez Ricardo.
Si celui-ci ne parle pas d'exploitation des salariés, et s'il ne la conçoit pas
clairement, il établit en revanche avec une grande netteté que la relation
entre salaires et profits est une relation antagonique : ce que les uns
gagnent, les autres le perdent. Ricardo voit cet antagonisme en quelque sorte
comme un état de choses nécessaire, et le rôle dirigeant des capitalistes comme
quelque chose qui, d'une certaine manière, bénéficie à tous : les industriels
sont des entrepreneurs qui gèrent leurs entreprises, développent la production,
et qui contribuent donc à accroître la richesse globale, même s'ils ne la produisent
pas directement eux-mêmes.
Mais Ricardo
est avant tout, en tant que théoricien de l'économie, un militant des intérêts
des industriels face aux propriétaires fonciers. Ricardo n'a rien d'un
socialiste. Il conçoit le capitalisme comme l'aboutissement ultime de
l'histoire économique humaine : il ne lui viendrait pas à l'idée d'imaginer
qu'il puisse, ou doive, être remplacé par une autre organisation. Son problème
est donc de favoriser le développement de ce système qui apporte la croissance
économique, et de lever les obstacles qui pèsent sur son essor. Or, au premier
rang de ces obstacles se trouvent les prélèvements effectués par les
propriétaires fonciers, la rente qu'ils ponctionnent étant autant de fonds
retirés aux profits des capitalistes. Or, étant donné la nature de leur
propriété, les propriétaires fonciers peuvent dépenser intégralement leurs
revenus sans se soucier du reste et sans créer ainsi la moindre croissance,
alors que les capitalistes, eux, se doivent d'investir, d'augmenter et d'améliorer
l'appareil productif, et par contrecoup la richesse de toute la société.
Ricardo va donc militer activement non pour abolir le capitalisme, mais pour
libérer celui-ci des entraves que la propriété foncière fait peser sur son
développement. Il sera en particulier un chaud partisan de l'abolition des lois
protectionnistes sur les blés, les Corn Laws, qui permettaient aux
propriétaires fonciers de préserver un niveau élevé de rente, au détriment des
profits. Sa théorie de la valeur lui sert ainsi à mettre en relief le
parasitisme des propriétaires fonciers, leur situation de purs spoliateurs, qui
vivent au crochet de la société sans rien lui apporter.
Valeur-travail,
exploitation et renversement du capitalisme (Marx)
C'est bien
sûr avec Marx que la théorie de l'exploitation sera le plus explicitement
développée en tant que prolongement direct de la théorie de la valeur-travail.
À la différence de Ricardo, Marx est convaincu que le système capitaliste n'est
qu'une étape dans le développement de l'humanité et qu'à terme, il devra être
remplacé par un autre type d'économie. En philosophe matérialiste, Marx affirme
que les acteurs de cette transformation (qui prendra la forme d'une révolution
politique et sociale internationale) seront ceux qui y ont objectivement
intérêt, c'est-à-dire les travailleurs salariés. C'est sur eux que repose
l'enrichissement des classes possédantes de la société capitaliste
(propriétaires fonciers et propriétaires du capital) ; c'est par l'extorsion
continuelle de travail gratuit (dissimulée par les mécanismes trompeurs du
marché « libre ») qu'ils accroissent leur fortune et leur puissance sociale.
Marx n'a
donc de cesse de dénoncer la fraude qui présente la société capitaliste,
fut-elle politiquement démocratique, comme une société équitable où chacun
serait rémunéré à la juste mesure de son apport à la richesse collective : le
fonctionnement du marché libre permet en réalité à ceux qui n'apportent rien
(propriétaires fonciers et capitalistes) de prélever la richesse produite par
ceux qui apportent tout (les salariés), ne leur laissant que de quoi reproduire
leur force de travail. Même si en apparence, les salariés sont payés en
proportion du travail qu'ils effectuent, les mécanismes cachés de l'économie,
en particulier les fait qu'ils aient été historiquement dépossédés de leurs
moyens de production, assurent qu'ils fournissent en permanence du travail
gratuit pour leurs employeurs. Si dans la société capitaliste, l'exploitation
se présente sous un jour beaucoup moins ouvert que dans la société esclavagiste
ou féodale, elle n'en est pas moins réelle et féroce. Le capitalisme n'est donc
pas la fin de l'Histoire : tout comme les sociétés précédentes, il est traversé
par la lutte des classes, et celle-ci, de même qu'elle a permis sa naissance
dans le passé, le mettra à mort dans l'avenir.
Il faut
souligner que pour Marx, l'exploitation capitaliste n'est pas, à proprement
parler, un vol (contrairement au sens que le langage courant attribue le plus
souvent à ce terme). Les employeurs qui exploitent les travailleurs les payent à
leur juste valeur, celle que possède la force de travail dans le cadre du
marché capitaliste. La captation de travail gratuit est un phénomène général,
continu, qui est une loi de fonctionnement du système lui-même, et non la
conséquence de la rapacité ou du manque de scrupules de tel ou tel employeur ;
l'exploitation ne peut prendre fin qu'avec la disparition de ce système qui
permet à certains de posséder l'ensemble des moyens de production et aux autres
de n'avoir que leur travail pour vivre. Aucune augmentation de salaire, aussi
substantielle soit-elle, ne mettra fin à cette exploitation — même si les
augmentations de salaires sont toujours bonnes à prendre pour ceux qui en
bénéficient. Seule l'abolition de la propriété privée des usines et des banques
et l'instauration d'une économie planifiée organisée selon les besoins de la
collectivité pourra mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme.
Conclusion
On voit donc
à quel point les positions sur la théorie de la valeur conduisent à des visions
diamétralement opposées de la société, et on comprend que la théorie de la
valeur n'ait jamais été un débat purement intellectuel et désincarné, mais
qu'elle a toujours représenté un enjeu politique et idéologique majeur (que
celui-ci ait été ouvertement exprimé ou qu'au contraire, il se soit dissimulé
derrière les apparences de la neutralité scientifique).
Ce n'est pas
un hasard si le grand essor de la théorie néoclassique date des années 1870,
juste après les publications de Marx et l'émergence d'un puissant mouvement
ouvrier révolutionnaire (fondation de l'Association Internationale des
Travailleurs en 1864, Commune de Paris en 1871). Avec ces événements, la
période où un Ricardo, représentant en économie de la bourgeoisie ascendante,
pouvait se permettre de théoriser la lutte des classes pour le compte de
celle-ci, est définitivement révolue. Plus que jamais, l'économie devient
politique, et les positions se tranchent. D'un côté, les partisans du système
capitaliste qui rejetant la valeur travail, nient ainsi l'exploitation et
proclament que le système sert au mieux les intérêts de tous. De l'autre, ses
adversaires socialistes (à l'époque, le terme de socialiste est presque
toujours synonyme de révolutionnaire) qui dénoncent le caractère exploiteur et
transitoire du système capitaliste, et proclament leur volonté de préparer son
renversement. Entre les positions théoriques sur la question de la valeur,
comme entre les positions politiques vis-à-vis de la société capitaliste, il
n'y a guère de place pour un juste milieu hypothétique. Notons d'ailleurs que
ce juste milieu, à supposer qu'il puisse exister sur le plan politique, n'a
aucun sens en matière de théorie économique : il n'y a pas de théorie
intermédiaire entre celle de la valeur-travail et celle des néoclassiques,
entre l'affirmation de l'existence de l'exploitation ou sa négation. De ce
point de vue au moins, le vieux débat deux fois séculaire sur la loi de la
valeur n'a pas pris une ride.
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